Ordinateurs, smartphones (1), bornes interactives, étiquetage RFID (2), etc. : notre quotidien se peuple à un rythme effréné de nouvelles interfaces numériques. Colonisant peu à peu les objets qui nous entourent, elles nous amènent à une nouvelle réflexion sur le rôle du design, à l’heure où objets du quotidien et informatique pourraient être sur le point de fusionner, rendant intelligent ou communicant ce qui était autrefois inerte.
Les interfaces qui sont appelées à nous assister demain, existent déjà aujourd’hui. Confidentielles ou à l’état de prototypes, sortant des laboratoires universitaires, d’unités de recherche et développement ou de l’imagination d’un designer d’interaction, elles ont en commun l’exigence d’une intuitivité toujours plus poussée. Faisant corps avec nos gestes et nos comportements, elles décuplent notre capacité d’action et de perception et nous ouvrent un monde considérablement enrichi, dans lequel il est possible d’opérer depuis New York une patiente installée dans un bloc opératoire à Strasbourg, d’afficher des informations directement dans notre environnement physique ou de se repérer inconsciemment en n’importe quel endroit du monde.
Cette recherche de fluidité et de simplicité conduit à un élargissement corporel, sensible dans la notion de wearable computer (3), évident dans le cas des interfaces neuronales du professeur Kevin Warwick, nous faisant entrevoir la possibilité d’interfaces embarquées dans des objets usuels, mais aussi dans les corps.
Mais qu’elles soient ou non invasives, ces nouvelles interfaces sont toujours plus que d’inoffensives innovations technologiques. L’ambient intelligence (4), l’Internet des objets, la réalité augmentée et la réalité virtuelle immersive transformeront peut-être profondément la société, voire l’humanité. Des hypothèses développées notamment par des auteurs de science-fiction, reprises aujourd’hui par des designers.

Nous sommes environnés par ces nouvelles technologies, mais savons-nous ce qu’est une interface numérique ? Si l’on se reporte à Edmond Couchot (5), ce qui différencie d’abord un marteau d’un ordinateur – qui sont tout deux des interfaces, au sens où ils sont des mediums entre une tâche et un utilisateur – c’est la médiation numérique et non plus analogique de l’information. Au choc violent du marteau s’abattant sur le clou, se substituent des séries discrètes de 0 et de 1.
Les interfaces numériques, par cette transposition computationnelle, dépassent l’interaction et sa causalité physique déterminée, pour atteindre l’interactivité. La reconfiguration continue de l’interface numérique en fonction de notre comportement compense alors le répertoire d’interactions limitées (pousser, tracter, tourner, etc.) des interfaces physiques inertes, capables au mieux d’exécuter des tâches planifiées à l’avance.
Si l’on peut effectivement identifier des amorces d’interactivité dans des systèmes mécaniques tel que la Pascaline, ceux-ci prennent cependant appui sur un système de transmission de l’information (les engrenages) aussi volumineux que rigide, qui en font des interfaces dédiées, capables seulement d’une interactivité faible et spécifique, là où les interfaces numériques sont capables d’une interactivité forte qu’autorise un support souple indéfiniment reprogrammable.

Concevoir ou travailler avec les objets intelligents, à commencer par l’ordinateur, pose à nouveau au designer la question de la fonction. Sous les traits de l’interactivité, elle est généralement comprise comme une activité d’échanges entre plusieurs entités s’influant mutuellement dans une situation ouverte, l’une de ces entités pouvant être un humain, mais pas nécessairement. On peut d’ailleurs voir dans l’interactivité une simulation d’intersubjectivité, comme Jean-Louis Weissberg, enseignant à Paris 8 et spécialiste des arts numériques, c’est-à-dire prêter un comportement autonome à ces entités, qu’elles soient ou non vivantes. Ce concept a été introduit dès les années quatre vingt pour décrire le nouveau rapport homme-machine marqué par l’apparition d’environnements de dialogue utilisant la puissance des ordinateurs à d’autres fins que le calcul. Ces environnements, dont Windows est l’archétype, permettent à la machine de s’adresser à nous de la manière la plus intuitive possible, l’échange verbal constituant sans doute en la matière l’horizon ultime.

2

 

Couverture du livre I, robot. Isaac Asimov présente dans ce livre les lois dela robotique permet-tant de préserver l’intégrité humaine aux yeux des robots.

Cette activité d’échanges prend appui sur une interface numérique parfois difficile à délimiter, car elle implique corollairement une modification de notre psychologie et de nos postures. Quoi qu’il en soit, ce rapport d’influences mutuelles ne peut s’établir que si la machine est dotée de périphériques d’entrées et de sorties, comme le clavier ou l’écran, lui permettant d’être un milieu ouvert et réactif, un peu à la manière d’un être vivant doué d’organes d’action et de perception. De notre côté, l’effort d’interfaçage est suffisamment important pour qu’Edmond Couchot considère que la relation qui nous lie à la machine aujourd’hui ne soit plus seulement un régime de communication, mais de commutation. Cette « deuxième interactivité », comme il la nomme en référence à la deuxième cybernétique, diffère de la première en ce que la situation interactive n’est plus fondée sur le modèle « émetteur-récepteur » à la Jacobson ou sur celui de la machine de Turing (6), tous deux pensés sur un mode dialogique, mais sur le modèle d’une corporéité élargie. Il ne faudrait plus alors prêter à la machine le statut de sujet, mais celui d’organe. Nous ferions corps avec la machine. Nul besoin, donc, de mêler la chair et l’électronique comme Kevin Warwick, nous sommes déjà en quelque sorte des cyborgs. Nos gestes, nos comportements, nos manières de réfléchir sont largement dépendants des interfaces numériques… Un rapport d’intimité qui s’intensifie avec la multiplication des systèmes haptiques, fondé sur une prise en compte de toute la richesse sensorielle de l’utilisateur.

Ce statut équivoque de l’interactivité, dans lequel on ne sait si l’on s’adresse à un sujet, à un objet, ou à soi-même, amène le philosophe Jean-François Lyotard à la considérer comme une illusion de réciprocité, mais aussi à y voir un refus de perte de contrôle : « On ne demandait pas des “interventions” au regardeur quand on faisait de la peinture, on alléguait une communauté. Ce qui est visé aujourd’hui… c’est, au contraire, que celui qui reçoit ne reçoive pas, c’est qu’il ne se laisse pas décontenancer, c’est son auto-constitution comme sujet actif par rapport à ce qu’on lui adresse » (7).

Au-delà de cette critique du refus d’altérité, on peut se demander s’il n’y a pas différents niveaux d’interactivité. En effet, doit-on considérer l’interactivité avec une borne d’informations équivalente à celle entretenue dans un iPhone ? Dans un cas, nous sommes confrontés à un système fermé, mono-fonctionnel et, dans l’autre, à un environnement riche, capable de supporter des applications diverses. On pourrait alors distinguer une interactivité faible et une interactivité forte, avec d’un côté des systèmes limités et de l’autre une activité d’échanges variés.
L’interactivité forte n’est pas pour autant la panacée. En effet, l’opposition entre technologies propriétaires et Open Source, de même que celle entre utilisateurs experts et simples usagers, pose des questions en termes de citoyenneté numérique et peut faire craindre les implications d’une interactivité forte opaque, donc hors de contrôle. Le risque est d’autant plus grand que les interfaces numériques à interactivité forte, sous couvert de personnalisation des services, détiennent de plus en plus d’informations personnelles à notre sujet et sont de plus en plus invisibles.
À ce propos, l’ambient intelligence, défendant l’intégration des interfaces numériques dans les objets usuels et l’environnement quotidien, est en passe de devenir le paradigme technique dominant et oblige donc le designer à se positionner sur ces questions. James Auger, enseignant au département design interactions au Royal College of Art, défendait justement à la dernière conférence Lift, la pertinence d’un design critique, susceptible de mettre ces questions en débat. Ses scénarios d’objets, de la Dent-téléphone aux Augmented animals, par leur dimension provocatrice, nous rendent présentes ces perspectives futures, renouvelant en quelque sorte le rôle critique du récit d’anticipation.

Dans Philosophie et science-fiction, Jean-Noël Missa définit d’ailleurs l’apport du genre SF en termes d’« expériences de pensée spéculative » et Isabelle Stengers y voit un terrain prospectif pour les « sciences humaines et sociales », sur les effets des inventions techno-scientifiques.
La littérature et le cinéma d’anticipation sont, en effet, un matériau de choix pour élaborer une réflexion sur les techno-sciences et on peut considérer que les auteurs de SF classique (Huxley, Wells, Orwell) pensaient déjà en philosophes. Leurs successeurs ont d’ailleurs contruit de véritables concepts qui s’imposent aujourd’hui dans les débats sur les nouvelles technologies, à l’exemple du cyberspace de William Gibson.
De Minority Report à Surface (8) de Microsoft, il semble d’ailleurs que la latence séparant la chose imaginée de la chose réalisée tende à se réduire. Cette accélération technologique nous poussant brutalement dans le futur, nous sommes amenés à nous tourner vers la SF pour en éviter les écueils.

3

Capture vidéo du film Minority Report. Le modèle d’interface imaginé dans ce film a été une source d’inspiration pour beaucoup de constructeurs et de designers. © Twenties Century Fox Entertainment

4

Surface de Microsoft, projet de table tactile multimodal © Microsoft

La société de contrôle
Un des dangers premiers pourrait être l’absolue surveillance, développée magistralement dans le roman 1984 de Georges Orwell, ou plus récemment dans Minority Report de Philip K. Dick. Un tel scénario pourrait aisément se produire dans notre société de la communication. À force de multiplier les dispositifs technologiques visant a simplifier notre vie et à assurer notre sécurité (services de payement, traçabilité des produits, passeport biométrique, etc.), nous jetons les bases, à notre insu, d’une société policière.

5

MQ1 Predator fait partie de la première génération de drones de combat mis au point par les États-Unis. Copyleft Wikipedia

Notre vie réelle se duplique déjà dans un archivage d’informations de tout ordre, dans des multiples bases de données. Certes, aujourd’hui, pour consulter et recouper ces bases de données, il faut des autorisations bien particulières qui sont du seul pouvoir des services de renseignements (DST, NSA, etc.) ou des autorités judiciaires. Mais imaginons, à l’extrême, que l’interface technique nous permettant de payer, voyager, se repérer dans l’espace et le temps, de recevoir messages et appels – l’Internet – soit plus facilement consultable. Notre vie serait tracée en permanence, permettant de prévoir tout types de comportements psychotiques, violents ou dissidents. Ces informations accessibles pourraient jouer en notre défaveur durant un entretien d’embauche, ou même pour l’attribution d’une allocation, d’un logement.
Toutes ces métas-données pourraient être couplées avec celles des réseaux sociaux afin de surveiller nos amis et nos activités pour contrôler les mœurs (par exemple le cas des licenciements à cause de Facebook). Et puis pourquoi ne pas vendre ces informations à des sociétés, de façon à ce que les publicitaires restreignent leurs cibles et vendent leurs produits avec de faibles marges d’erreurs ? Des évènements clairement envisageables, et qui ont déjà cours, notamment à travers les technologies Google. 23andMe, une société sponsorisée par le numéro un des moteurs de recherche, offre le décryptage de son génome pour trois cent quatre-vingt-dix dollars, via un kit de prélèvement. Une porte ouverte à un autre système de discrimination, exploré notamment dans le film Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol. James Auger exprime sa méfiance vis-à-vis de l’idéal de transparence souvent mis en avant dans les interfaces innovantes, à travers son projet Onion card. Redirigeant vers des bases de données personnelles, les codes-barres figurant sur cette carte de visite sont détachables, en autorisant ou refusant l’accès : un objet qui permet de ritualiser et de graduer concrètement l’échange de données personnelles en fonction de la confiance entretenue avec son interlocuteur.

6

Onion card est un scénario de carte de visite modulable. L’utilisateur peut choisir le niveau d’informations auxquelles il donne accès en retirant des parties de la carte : téléphone, adresse, profession, niveau d’étude, finance, casier judiciaire, préférences sexuelles, etc. © Jimmy Loizeau & James Auger

Le soulèvement des machines
Un autre scénario pourrait être une pure et simple perte de contrôle de notre environnement technique, conséquence de la « singularité », concept attribué au mathématicien John Von Neumann et popularisé par l’écrivain de science-fiction Vernor Vinge. La singularité désigne un point de bascule hypothétique, à partir duquel la civilisation humaine serait dépassée par les machines.
La loi de Moore prévoit, en effet, que la puissance de calcul des ordinateurs double toutes les 1,92 années. Cette loi se vérifiant depuis l’invention du premier microprocesseur en 1970 jusqu’à aujourd’hui, certains chercheurs pensent qu’en suivant cette évolution, l’ordinateur serait capable de surpasser l’intelligence humaine d’ici quelques décennies.
Depuis plusieurs années, on observe des projets ambitieux de robots capables de se mouvoir de la même manière que des humains. On peut citer le projet Asimo de Honda, pour l’instant projet de recherche non commercialisé, ou encore Aibo développé par Sony, premier robot-chien de compagnie. Encore plus impressionnant, BigDog est un prototype de robot quadrupède de soixante-dix centimètres de haut pouvant transporter un barda de cinquante kilogrammes sur terrain accidenté, impraticable pour des véhicules militaires. L’ère des robots soldats a commencée.
La guerre interfacée – drones, missiles intelligents, vision augmentée – se dessine progressivement sous l’impulsion de grands États militaires soucieux de ne plus porter les hommes sur les zones de combats. Visant le risque-zéro tout autant que l’efficacité, cette guerre de machines pourrait mener à des armes intelligentes capables de prendre des décisions rapides sur le théâtre des opérations, sans intervention humaine. Isaac Asimov, un des grands auteurs de romans d’anticipation, a pressenti ces hypothèses dans une œuvre qui n’est pas seulement critique, puisqu’elle propose un ensemble de règles susceptibles de nous prémunir contre un éventuel soulèvement des machines. Ces lois fondamentales de la robotique constituent souvent une base de débats sur les implications sociétales de l’intelligence artificielle.

L’humain augmenté
Il pourrait être le fruit d’un couplage de notre corps et d’interfaces de visualisation permanentes de métas-informations nous renseignant sur notre environnement. Par exemple, un piéton, grâce à un dispositif de lunettes ou même un écran minuscule sur une lentille, verrait en permanence sa position dans la ville, l’état de ses réseaux sociaux, l’arrivée d’un nouveau mail et pourrait voir s’afficher directement sur la vitrine d’un magasin, de façon interactive, des informations correspondant à son profil d’acheteur.
Les chaussures CabBoots, du designer d’interaction Martin Frey, permettant de se repérer intuitivement en n’importe quel endroit du monde (cf. « Chronologie des interfaces »), illustrent bien cette conception de l’humain augmenté (médicaments, prothèses, produit dopants, interventions chirurchicales, etc). Partant du principe que l’humain n’est plus une espèce gouvernée par la nature, depuis l’invention de la médecine, certains auteurs, entrevoient un autre scénario d’humanité augmentée, notamment par l’incorporation de « bio-interfaces ». Jean-Pierre Andrevon, par exemple, imagine des dispositifs de régulation du corps par des interfaces mi-humaines, mi-électroniques. Ces interfaces, sur le modèle du pace-maker, permettent de réguler les flux hormonaux, le système immunitaire, de déterminer des activités corporelles défaillantes, afin de prévoir n’importe quel type de maladie, ou de stabiliser le stress. Chez George Alec Effinger, un auteur de SF américain, le scénario va plus loin, puisque les dispositifs d’interface permettent de modifier directement dans les zones cérébrales les systèmes de pensée, modifiant à volonté les capacités intellectuelles ou les traits de caractères.

78

Social Tele-presence, projet de James Auger et Jimmy Loizeau, consiste à louer le corps d’une autre personne. La première image présente l’emprunteur, qui perçoit à l’aide d’un casque l’environ-nement du corps loué, lui permettant ainsi de le diriger. La deuxième image présente celui qui loue son corps. Il est coupé du monde par un dispositif captant ses stimuli et ses sens, qui sont redirigés vers la première personne dont il dépend. © Jimmy Loizeau & James Auger

L’analyse notionnelle des interfaces numériques, l’examen de la littérature SF et du design critique, tout comme la vulgarisation des dernières innovations en matière d’interactivité, permettent d’explorer les implications possibles de ces interfaces. Elles présagent aussi bien des futurs sombres dans lesquels notre société de l’information se muerait en société de surveillance ou deviendrait hors de contrôle, que des futurs radieux, dans lesquels les rapports de l’homme et de son environnement seraient placés sous le signe de l’intuitivité et de la transparence ; des anticipations sans doute un peu radicales, forcément en décalage avec une histoire humaine toujours imprévisible et complexe, mais que les designers ne peuvent ignorer s’ils veulent imaginer les futurs souhaitables de ces technologies.

 

(1) Les smartphones font partie des générations évoluées des téléphones portables, notamment grâce à l’ajout d’applications logicielles comme un agenda, un navigateur Web, un GPS, des jeux, un appareil photo, etc.
(2) Radio frequency identification, ces puces permettent d’envoyer à distance des données informatiques pouvant être lues par des bornes. Les tailles de ces puces sont de l’ordre de quelques centimètres et peuvent être captées à plusieurs mètres.
(3) La conception wearable computer (Informatique ubiquitaire) désigne l’interconnexion et la communication permanente de plusieurs systèmes informatiques permettant à un environnement de réagir en permanence avec des humains.
(4) Ambient intelligence est un nouveau modèle de développement de l’informatique, non plus centré sur des terminaux (ordinateurs), mais déconcentré au travers des objets les plus divers et suivant des logiques d’interactions intuitives et multimodales (tactile, reconnaissance vocale, etc.)
(5) Edmond Couchot, La technologie dans l’art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1998.
(6) La machine de Turing est un modèle abstrait des fonctionnements d’appareils mécaniques servant à suivre des processus de calcul. Créé par Alan Turing, ce modèle sera une inspiration pour fonder l’architecture des ordinateurs modernes.
(7) Jean-François Lyotard, L’Inhumain, causerie sur le temps, Paris, Galilée, « débats »,1993, p 127.
(8) Surface est une table/écran tactile de Microsoft, permettant, en disposant des objets sur sa surface, d’interagir avec des données numériques. Une des grandes nouveautés technologiques de cet objet est la manipulation par plusieurs utilisateurs en même temps.

.CORP & Studio Lo
Article paru dans Azimuts 33, Cité du design éditions, 2009

 

Première photo : © Honda Motor Co. Ltd.