Le graphisme, dans son sens étymologique – tracer des signes pour écrire et dessiner – est le passage de l’idée à son inscription, ce qui donne vie à l’idée. Il est tracteur et traceur. Tracteur : exerce une traction, tire une trace, un trait. On ne peut pas concevoir le graphisme sans un rapport à l’espace (format, médium, diffusion). L’espace du livre, de l’affiche ou autres, sur lequel travaille le graphiste, serait plutôt une mise en espace – qu’une mise en page – qui imposent la prise en compte de ses limites, de l’occupation, de l’organisation, du visiteur/lecteur/regardeur comme des contraintes déterminantes en devenant territoire du graphiste.
La représentation de territoires se multiplie et gagne tous les corps de recherche (sociale, économique, scientifique, politique). Le besoin de matérialisation des nouveaux réseaux, l’extrême précision des vues satellitaires, l’explosion des GPS ou l’entreprise stupéfiante de Google Maps et Google Streets View, capturant petit à petit toutes les rues et transformant la cartographie en inventaire, sont autant d’outils que l’art s’est approprié. Aujourd’hui, la description du monde passe par des représentations graphiques : schémas, cartes, diagrammes, tableaux. « L’économie mondialisée n’a ni corps ni visage : elle n’est pas figurable comme le sont les corps et les paysages, mais décryptable à l’aide d’outils infographiques et statistiques » (1).
On observe par ailleurs, dans le champ du graphisme, l’utilisation de la représentation du territoire comme un outil de recherche, le besoin de dessiner les limites d’un espace devenant une étape essentielle dans une méthodologie de recherche. Le territoire, ici, n’a pas valeur de représentation du réel et ne se situe pas, non plus, dans le graphisme d’information, avec l’horizon d’une schématisation informative destinée à accompagner un document écrit. Il s’agirait plutôt de la représentation d’un territoire (abstrait ou virtuel) que sa délimitation, son dessin, ferait exister. La matérialisation d’une idée, d’une mise en rapport d’idées, d’un parcours, prend, à un moment, la forme d’une représentation spatiale. Cette représentation a donc fonction d’outil. Un outil d’écriture, un langage empruntant (empreintant ?) ses codes à la cartographie : points, lignes, formes géométriques et légende, titre, échelle. Dans son Essais sur l’art de la fiction, Stevenson rappelle que l’écriture de L’Île au trésor s’est faite après le dessin de la carte : « J’ai dit que la carte était l’essentiel de l’intringue. Je pourrais presque ajouter qu’elle la contenait à elle seule. Quelques réminiscences de Poe, Defoe et Washington Irving etc., […] et la carte surtout, avec son inépuisable et si éloquent pouvoir d’évocation : voilà quels furent mes matériaux » (2). La carte permet d’organiser spatialement le récit et aussi de s’y projeter. Sa contemplation stimule l’imagination, elle permet d’appréhender immédiatement. Des relations qui n’auraient pas été pensées apparaissent évidentes.
La cartographie devient une étape de visualisation et d’organisation d’éléments afin d’en éclaircir les liens. De la même manière, certains mots, certaines relations entre différents éléments, prennent un sens plus évident dans une répartition géographique. L’Institut des Sciences Cognitives (ISC) du CNRS a mis en ligne en 1999 un Atlas sémantique (3). Ce dictionnaire des synonymes, classique de prime abord, propose dans un second temps, une visualisation des réseaux sémantiques de la recherche effectuée. Ainsi la représentation graphique et la mise en espace des analogies apportent une vision nouvelle de la synonymie en créant de grandes régions et des unités minimales de sens.
Franck Leibovici développe le concept de « redescription » comme procédure employée par les « documents poétiques ». Les documents poétiques sont à comprendre comme « des dispositifs mettant en place un système de retraitement de matériaux déjà existants, en vue d’une production nouvelle de savoir » (4). La redescription est le déplacement de matériaux existants dans un (ou des) nouveau(x) contexte(s), pour en dégager « de nouvelles formes ou de nouveaux formats ». « Ni fonction mémorielle, ni fonction de transsubstantiation, la redescription, telle qu’élaborée par les sciences cognitives, est un procédé d’apprentissage. En cela, elle s’apparente à un outil de conquête de territoire, participant d’une volonté de maîtrise et de contrôle sur un environnement non hostile mais inconnu. […] Et par là, la redescription est d’abord une affaire de cartes, elle est une méthode à dresser des cartographies. […] Car la nécessité d’une carte se justifie dans deux situations : soit pour se situer, apprendre à se repérer, à s’orienter, […] soit, à l’inverse, pour se sortir d’une mauvaise passe, trouver des lignes de fuite quand la situation semble bloquée par des raisons « objectives », « nécessaires ». Comprendre où l’on se trouve, ou partir au plus vite ». Nous sommes bien là, dans la présentation d’un outil méthodologique. La cartographie oublie ses origines géographiques pour ne garder que l’idée de représentation dans l’espace, une représentation codifiée d’un espace où se déploie quelque chose. Au moment de former son collectif, .CORP a senti le besoin d’identifier le terrain dans lequel il allait évoluer, comme un point de départ nécessaire. Poser d’abord un fond de carte, un état des lieux, puis projeter les différentes expériences, les trajets que chacun des membres serait susceptible d’emprunter. La carte devient une pièce d’identité avec l’idée que l’identité n’est pas figée. Elle est alors un instantané dont il s’agit de répéter la capture pour rendre compte des mutations et analyser, par le recul, ses propres choix. L’outil est ici manifeste.
Voir Carte initiatique.
Le graphiste trouve dans la cartographie un système d’organisation, de hiérarchisation, de représentation, d’archivage, de classement fondé sur l’image. Faire une carte, c’est écrire en faisant image, écrire comme on fait une image. La cartographie est, à ce moment-là, un mode d’écriture. Le graphiste a cette double spécificité de l’agencement du texte et de l’image, néanmoins, si la fabrication d’images entre entièrement dans sa formation, l’écrit est secondaire. On comprend alors que cette forme de pensée et d’écriture passant par l’image puisse lui convenir particulièrement.
L’image ne se lit pas naturellement de manière linéaire. Le parcours est libre. Il n’y a pas un début et une fin dans une image, c’est un territoire délimité par un format. La cartographie garde cet avantage de ne pas imposer un ordre de lecture tout en ayant ce double statut de l’objet visible et lisible ; elle n’est pas pour autant sans organisation, bien au contraire. Faire une carte, comme une métaphore du graphisme c’est identifier, hiérarchiser, organiser, composer. La figure d’ensemble d’une carte permet de saisir globalement des informations sur le contenu. La forme est sens, le fond devient forme. Elle n’est pas un hasard, peut-être en bazar mais c’est par l’alternative d’une représentation graphique que va se définir la structure et les possibilités de développement.
Une anecdote (ou peut-être plus qu’une anecdote) concernant Mark Lombardi est révélatrice des conséquences que peut avoir l’agencement d’une carte. Avant d’être artiste, Lombardi était bibliothécaire et commissaire d’exposition. En 1994, à partir de coupures de presses mêlant des affaires politiques, financières et militaires, qu’il prélevait systématiquement, il dessina des cartes matérialisant des réseaux de personnes concernées par ces affaires. C’est ainsi qu’il parvint à faire, avant les attentats du 11 septembre 2001, ce que ni la CIA ni le FBI n’avait réussi jusque-là, c’est-à-dire connecter sur un même document les noms de George W. Bush et Oussama Ben Laden. Pourtant, Lombardi n’a jamais utilisé aucune information confidentielle, son travail a simplement consisté à recouper des informations éparpillées et à les organiser spatialement. C’est un effort de synthèse s’accomplissant par une vision synoptique.
Faire une carte dans un processus de recherche, c’est aussi s’arrêter et prendre du recul sur sa pratique pour comprendre et dessiner son champ de déploiement. C’est faire des choix, sans lesquels elle deviendrait illisible. Borgès imagine les conséquences d’une discipline cartographique absolue : « Dans cet Empire, l’Art de la Cartographie parvint à une telle Perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées ne donnèrent plus de satisfaction, et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire, qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait point par point avec lui » (5). L’exhaustivité n’est pas compatible avec la cartographie, on montre soit les différents niveaux de précipitation sur un planisphère, soit l’état ou la nature des conflits. Et sur un même sujet, on ne peut pas montrer une situation à l’échelle de la planète et à celle du quartier.
Dans Mapping – An illustrated guide to graphic navigational system (6), William Owen raconte comment, à l’école, la représentation ( joliment teintée de rose), la position (centrée) et la taille (accentuée) de l’Angleterre sur les cartes politiques accompagnaient naturellement un sentiment d’identité nationale et lui enseignaient une vision particulière du monde. Ainsi, une carte relève toujours d’une prise de position, d’un point de vue (au sens photographique). Le choix nécessaire est donc celui du regard particulier que l’on pose sur un sujet mais est aussi conditionné par le mode de construction choisi. Poser le premier élément est simple mais dès le deuxième, le troisième, tout se complique car son emplacement a une conséquence sur ce qui est déjà placé et ce qui va venir. Il faut donc mettre en œuvre un tâtonnement pour obtenir, par empirisme, la structure d’ensemble qui conviendra le mieux. Laisser apparentes ces zones de flottement est essentiel car ce sont des partis pris déterminants. Ils permettront de parcourir l’itinéraire de construction en sens inverse et de faire de la carte un outil de travail ouvert.
L’outil cartographique du graphiste permet et incite à la construction par empirisme. En ce sens, c’est un mode d’écriture correspondant à notre temps, au temps de la vitesse, de l’instantané qu’admet l’organisation schématique. Ce n’est pas la construction d’un texte linéaire, un enchaînement d’éléments les uns à la suite des autres mais une juxtaposition, une architecture flexible quasi immédiate et disposée à être complétée, retouchée. La cartographie-outil est un espace pris dans un temps : le temps de la méthode, du trajet ; c’est une spatialisation, un instantané au cours du processus, une image fixe ou qui fixe quelque chose. « Le facteur temps intervient dès qu’un point entre en mouvement et devient ligne. De même lorsqu’une ligne engendre une surface en se déplaçant. De même encore, pour le mouvement menant des surfaces aux espaces. Un tableau naît-il jamais d’une seule fois ? Non pas ! Il se monte pièce par pièce, point autrement qu’une maison » (7). Il y a donc dans ce travail de cartographe une accumulation de données relevant de l’espace et du temps que Paul Virilio (8) traite, par exemple, à travers la notion de trajet. Les innovations techniques permettent également de reprendre les enjeux de signalétique en y incluant le trajet comme composant essentiel. La signalétique de musée ou d’exposition se repense petit à petit à travers des interfaces et des médiums incluant le facteur temps : écran, téléphone portable et image animée, installation interactive ou sonore, etc.
La cartographie est un outil de recherche donc, pouvant à lui seul être l’aboutissement d’un élément de cette recherche. À propos des dessins-cartographies de Mark Lombardi, Franck Leibovici écrit : « Ses documents poétiques présentent un double mouvement contradictoire : sur le modèle de la partition, ils tendent à fonctionner comme des intermédiaires, voués à se détruire une fois leur fonction accomplie ; en tant qu’autographes, ils récusent la transitivité de la partition pour revendiquer un statut d’en soi et une intransitivité « artistique » : non plus intermédiaires, mais producteurs de nouvelles médiations ». Ainsi, la finalisation d’une étape comprise dans un processus de recherche peut avoir vocation à être diffusée comme un en-soi. C’est la question de la légitimité à montrer ce qui est en cours, à déplacer la recherche de l’atelier à la diffusion ou l’exposition (cf. Entretien avec Jérôme Delormas). Mais cela peut avoir une valeur informative, comme un compte rendu d’une partie d’une recherche (9) ou un fragment d’un projet s’échafaudant par unités ajoutées à d’autres unités pour former un ensemble plus important.
(1) Nicolas Bourriaud,« Topocritique : l’art contemporain et l’investigation géographique », dans GNS, Paris, Palais de Tokyo & Cercle d’art, 2003, p 20.
(2) Robert Louis Stevenson, Essais sur l’art de la fiction, Paris, Payot, « Petite bibliothèque Payot », 1992, p 332.
(3) ISC-CNRS, Les atlas sémantiques, < http://www.dico.isc.cnrs.fr >
(4) Toutes les citations de Franck Leibovici sont extraites Des Documents poétiques, Limoges, Al Dante, « questions théoriques/forbidden beach », 2007.
(5) Jorge Luis Borgès, « L’Auteur et autres textes », dans Œuvres complètes, trad. R. Caillois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, tome II, p 57.
(6) William Owen et Roger Fawcett-Tang, Mapping – An illustrated guide to graphic navigational systems, Mies, Rotovision, 2002, p 116.
(7) Paul Klee, « Credo du créateur », dans Théorie de l’art moderne, trad. P. H. Gonthier, Genève, Denoël / Gonthier, « médiations », 1975, p 37.
(8) Paul Virilio, L’Espace critique, Paris, Christian Bourgois, 1993.
(9) Voir Carte des formes brèves.
.CORP
Article paru dans Azimuts 33, Cité du design éditions, 2009